Malgré son nom fleurant bon la contrée idyllique (avouons qu'on songe au mièvre Legend de Ridley Scott?), Elend est un véritable enfer, ravagé par la famine et le tonnerre. Un pays dévasté où l'on croise, survolés par des corbeaux aussi faméliques qu'affamés, une enfant nécrophage, un croquemitaine anthropophage, "le freux" : un vieil ermite, un loup à la recherche de son âme, Barold, le piteux chevalier d'un royaume et d'un roi en pleine déshérence. Désossant les cadavres comme on mâche un chewing-gum, la jeune Nino traîne son corps malingre et ses canines acérées, rêvant sans cesse d'une cité idéale que lui décrit une triste prophétesse trépassée. À la recherche du "freux" toujours entouré d'une nuée de corbeaux et supposé interrompre les cauchemars récurrents du roi Elestreph, Barold constate que c'est désormais la jeune fille qui a hérité du pouvoir de l'ermite. Il l'invite à se rendre à Elend, mais leur voiture est interceptée par l'ignoble croquemitaine qui rôde dans les parages et nourrit de ses trouvailles le loup amnésique qui recherche lui aussi "le freux"? À la fois scénariste, dessinateur et coloriste, Jérôme Simon séduit avec un album qui sort du commun : le travail sur les teintes est d'une justesse étonnante, avec des contrastes aboutis entre le gris-bleu, le vert et toute la gamme des couleurs chaudes. La stylisation des décors et des personnages contribue à créer un univers personnel maîtrisé, dont le frisson n'est jamais absent, tant l'horreur et l'indicible bannissent à chaque image toute notion de moralité et de normalité. Mâtiné d'un humour digne de Burton évoquant Beetlejuice, Elend, trait majeur de l'album, bénéficie d'une mise en perspective qui multiplie à l'envi les divers points de vue possibles d'un objet ou d'une situation. Une géométrie variable envoûtante qui plonge le lecteur au c?ur d'une spirale cannibale qui s'intensifie quand a lieu la rencontre entre le croquemitaine et le Diable jadis chassé des terres d'Elend par Elestreph incarnant l'ordre moral et la justice. Ce premier tome installe de main de maître le décor, ombrageux et pestilentiel, d'un ordre politique putride où les "valeurs" menacent à tout moment, à l'instar de l'instable frontière entre rêve et réalité, de se renverser dans leur contraire. Heureux Jérôme Simon, qui ne risque guère d'être accusé de BD-simonie de sitôt ! --Frédéric Grolleau
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